La liste des choses essentielles
Aujourd’hui, j’ouvre Orange pekoe de Benoit Bordeleau.
Je me laisse couler dans cette lecture et c’est magnifique.
J’emprunte ses phrases, pleine de désordre, de sirop et de mémoire qui craque.
« Les feuillets gris tachent les doigts et les paumes, comme le fait la terre. Le journal est une étendue, un territoire à plier et replier. Le grand-père retranscrit, de sa grande main aux ongles durs, chaque titre et sous-titre : c’est, dit-il, pour ne pas perdre sa main d’écriture. J’imagine qu’il arpente les mots comme il a pu, plusieurs années auparavant, marcher sa terre. »
Tout est finement décrit.
Un grand-père. Sa main d’écriture. Le déjeuner. Sa dernière berçante. La bibliothèque.
Son petit-fils, portrait craché, qui flâne, qui suit à sa manière les traces de l’aïeul, dit le Halbran.
« Quand je déambule, en ville, je marche droit, mais je tourne en rond, surtout dans ma tête et souvent dans les mêmes rues, les mêmes ruelles, les mêmes parcs, avec les mêmes mots. Chaque jour, j’accumule des choses à l’importance un peu oblique, des choses simples soustraites à la banalité des soirs et des matins. Je les empile pour donner la mesure de mes désordres. »
Un jour, le cœur du canard sauvage s’emballe. Ses souvenirs s’embrouillent.
L’auteur trie ses repères, sa collection de lieux, d’espaces qui appellent d’autres espaces, où s’accrochent une série d’instants vécus, de détails à récupérer, à réchapper de leur égarement. Ces derniers, minutieusement dépeints, ne peuvent que se perdre dans leur trop-plein, se fondre dans la masse. On retrouve bientôt ce qui n’appartient à aucune mémoire, ce qui a toujours été là sans qu’on le remarque. Cet « encombrement de chacun » qui émeut le narrateur.
« Les lieux ne sont pas devant nous : nous les portons, en nous, quelque part sous le larynx, où ils s’empilent, se mêlent et se défont. Comme les peurs diffuses et les histoires d’enfance. »
Il y a aussi les « engrenages de l’oubli », qui découpent ce texte, motivent sa forme fragmentée, son rythme lapidaire, dense, serré, mais aussi d’une grande douceur.
L’auteur arrive patiemment à faire sourdre toute l’émotion infusée que peut contenir une simple tasse de thé. À redonner une voix, même irréelle, même fantasmée, à ce qui s’efface.
Dans Orange pekoe, on se retrouve au cœur d’une boîte noire, enregistrant et assemblant les mots, tracés et retracés, qui remplacent tant bien que mal ce qui a été perdu.
« Le deuil est un feuilleté qui se brise par à-coups dans l’ordinaire. C’est un rafistolage de presque oublis, de mots tombés sous les yeux et sur la langue depuis trop longtemps, de jeux d’enfants aux contours flous, presque palpables, qui ressurgissent tard la nuit. Des papiers de bonbons colorés et chatoyants dans le soleil, défroissés et empilés, le plus doucement du monde, en espérant que ça tienne. Une voix, peut-être, qui pourrait être rangée dans une case. »
Benoit Bordeleau, Orange pekoe, Les éditions de la maison en feu, 2021.
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