Je suis l'ennemie

Je suis l’ennemie de Karianne Trudeau Beaunoyer

Les petites filles aussi se dévorent entre elles

Dès les premiers poèmes, l’écriture de Karianne Trudeau Beaunoyer dans Je suis l’ennemie m’a séduite et percutée. Elle est portée par la voix d’une femme scindée à jamais, par le murmure d’une vivante assimilant celui d’une disparue.

Un recueil intime et émouvant, qui se déploie avec une force concentrique autour du troublant côtoiement de la naissance et de la mort.

Une famille de spectres

Dans le prologue « Où vont les morts? D’où viennent les enfants? », on dépeint un temps d’avant le temps, celui du ventre maternel, des jeux secrets des enfants pas encore nés.

L’une survivra. L’autre non. La jumelle disparue (appelée « la miette ») laissera sa marque sur celle qui reste :

[J]e suis deux. Je ne peux ni te libérer, ni t’avaler pour de bon. J’ai dû apprendre. J’ai grandi avec toi, je suis partie avec toi, vers une lumière que moi seule arrive à voir. Ce n’est pas juste, mais c’était la seule solution. (4e de couverture)
Karianne Trudeau Beaunoyer

Le thème de la jumelle perdue, aussi exploité par d’autres poètes comme Monique Deland (J’ignore combien j’ai d’enfants, 2018), semble ici être à l’origine de la lente dégradation de la famille de la narratrice. Cette dernière désespère au cœur d’une ambiance mortifère, élevée entre une mère-fantôme fatiguée qui partage seulement son envie de mourir et la silhouette silencieuse d’un père aux mains serrées et nerveuses.

Pour ajouter à son désespoir, la survivante porte en elle cette mémoire de l’autre, mais aussi une culpabilité qui se répand comme une tumeur et la tourmente sans cesse.

Tout a eu lieu avant l’oubli et même l’oubli. Chaque instant qui passe m’éloigne davantage de ce que j’aurais voulu dire de la poussière quand je ne connaissais qu’elle, sa chaleur enveloppante et opaque. […] Pour qu’il y ait eu un mort, faut-il qu’il y ait eu un crime? Et s’il y a eu un crime, est-ce que je suis coupable?
Karianne Trudeau Beaunoyer

Montrer ses os au passé

Grandit ainsi son désir de s’effacer, de se taire, de prendre le moins de place possible comme l’a fait sa sœur d’infortune avant elle. S’affamant, se mutilant, cherchant à fuir ses origines, la narratrice des poèmes nous livre avec émotion son entreprise de destruction :
À cinq pieds neuf, quatre-vingt-dix livres, je sens mes côtes sortir de leur cage. Avec un couteau dentelé, je décide de les extraire. Je choisis la plus courte, la côte flottante, et j’enfonce la pointe dans les yeux de ceux qui n’avaient pas encore remarqué ma lente disparition.
Karianne Trudeau Beaunoyer
Un seul pilier semble empêcher la narratrice de sombrer et racheter l’indifférence de ses progéniteurs : sa grand-mère, confidente douce et attentive, qui, d’une certaine façon, lui tend un miroir futur (et passé) d’elle-même. Sorte de jumelle antérieure, elle l’aidera à faire la paix avec son « lignage » et à retrouver une partie d’elle-même.
Nous parlons des gens que nous avons quittés, des paysages somnambules et des eaux extravagantes qui se lèvent lorsque nous fermons les yeux, de ce que c’est de ne pas être d’accord, de s’arranger toutes seules. Nous partageons la même énigme.
Karianne Trudeau Beaunoyer

Finir et recommencer

 « [J]’aime la proximité de l’abîme, me tenir là où ça finit », écrit la poétesse. » Cette phrase décrit bien la posture de la narratrice, qui, dans ce texte, s’observe jusqu’à ne plus se voir. Mais le vertige s’estompe, le silence de mort régnant autour d’elle aussi. Elle parvient à nous amener là où on résiste à l’abîme et où ça recommence.

Dans ce premier livre magnifique, Karianne Trudeau Beaunoyer dessine ainsi, sur le même versant, un testament et une remise au monde.

À découvrir absolument.

Karianne Trudeau Beaunoyer, Je suis l'ennemie, Montréal, Le Quartanier, 2020.

Marise Belletête
Écrivaine, dessinatrice, passionnée des mots

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