Hériter des trous noirs
Dès le début de ma lecture, j’ai été aspirée par la beauté et surtout la force brute des mots et des images d’Olivia Tapiero, leur lent égrènement dans ce récit qui valse avec la poésie et l’essai. Fragment après fragment, l’écrivaine travaille à retracer « le mouvement d’effritement de la vie même » et les « nombreuses extinctions dont nous sommes témoins. »
Dans ce Rien du tout, tout part d’un trou, d’un centre vide, d’une bouche, d’un œil, d’un cœur, qu’on cherche à emplir.
« L’orifice premier s’ouvre au monde : œil, fleur, cri. L’anémone de mer, la valve du cœur. Une faille de lumière dans le vide galactique. Je retrace la spirale qui me conduit au néant. J’aboie sous les étoiles, quête ton regard pour mieux me soustraire. Si tu me vois, c’est que je disparais. On me brûlera vive et on prélèvera, de mes cendres, un caillou noir. Prends-le dans tes mains, presse-le contre le point tendu entre l’oreille et la mâchoire, écoute : il n’y a rien. Ce n’est rien. »
« Écoute : je ne cherche pas à rétablir, à déterrer les preuves, je ne cherche pas à me refaire une histoire pour revenir à quelconque origine. Je chante les mémoires minées, une dislocation désirante, je chante le cœur effondré des étoiles, l’horizon absolu d’un trou noir qui défigure l’espace-temps, je chante l’orgasme et la dépossession. Les glaciers fondent, relâchent des bactéries millénaires. À marée basse, on découvre les corps des noyés. Je veux écrire à marée basse. »
La narratrice rapproche souvent les mécanismes de formation des trous noirs à ses propres mécanismes de survie. Elle traîne en elle non seulement ses traumatismes, comme le viol et la maladie de sa sœur, mais aussi tous les abus et les drames vécus par sa famille et ses ancêtres durant la colonisation algérienne et la guerre, héritant ainsi de toutes ces tentatives d’effacement inhumaines.
« Le trou se transmet dans le cœur des femmes, de mère en fille, d’une bouche à l’autre. »
Rien du tout est, sans contredit, le livre qui m’a le plus marquée cette année, autant sur le plan du style que sur celui de la portée des réflexions, et je le relirai assurément. C’est un texte grandiose qui « fleuri[t] dans l’inconciliable », qui expose les histoires de violence et d’abus que l’oubli n’arrive pas à couvrir, qui nomme les failles jusqu’à la grande secousse, pour que la lumière puisse percer.
« Ce matin, j’ai regardé la mer et j’ai su, dans mon ventre, que cette mort rêvée était une manière de tracer les contours de mon corps. Une scission pour naître. […] C’était une forme de bonheur muet que je voulais habiter quitte à me désintégrer. »
Il donne envie de se laisser couler au fond de cette mer sauvage où l’on écrit, en attendant la marée basse.
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