Le ciel, le père et la fille à vendre
Cette semaine, je vous propose une rafale de poésie.
Je vous parle des recueils Le ciel est-il une bâche? de Bianca Côté (Écrits des Forges), D’une caresse patentée de Louise Marois (Triptyque) et Lola et les filles à vendre de Marisol Drouin (La Peuplade).
Le ciel est-il une bâche? de Bianca Côté
J’ai d’abord été attirée par le titre du recueil de Bianca Côté. Le ciel est-il une bâche? semble une invitation à trouver abri et à protéger ensemble nos horizons communs.
Celle qui veut tisser « des joies neuves / contre le béton » expose les pans de ciel à réparer. On y retrouve des poèmes qui font l’éloge de la nature et de la lenteur, des vers qui dépeignent le sentiment de perte de nos liens avec les éléments naturels, qui mots qui tentent de retrouver leur chemin pour courir dans les bois.
Nous redoutons tant / Que la source en nous / Ne soit plus infinie / Occultons tout sédiment / Vase sable fin / Témoin aléatoire l’érosion / Sourd du vent de l’eau / Nous l’entendons / Dans l’usure des cartilages / Pluie vermeille sur mica / Nous redoutons tout / Notre frayeur enserre le souffle
Un enfant grimpe au frêne / Convoite la cime / L’infini soudain / Prend la place / De l’effacement
Émondé ou abattu / On se sent parfois arbre / Écorce désargentée / La survie incise / À travers ventre
D’une caresse patentée de Louise Marois
mon père? / un nous au centre immuable mou / sans dehors ni vocable doué / assise sur mes talons je cherche encore tes yeux / m’éblouir de félicité / du troisième étage / j’attache l’horizon au bras de la galerie / maman secoue la nappe / je lui dis / les oiseaux eux autres chantent en mangeant
Entièrement dévouée à déchiffrer cet homme absent, cet ouvrier fatigué et rongé par son besoin d’air et d’espace, la narratrice traque ses pistes, installe ses pièges et ses mots-collets pour l’attraper. Elle cherche à le décrire pour lui redonner corps et peut-être comprendre les liens qui les unissaient, mais aussi la distance de ce père à la « présence variable ».
Les rares moments partagés entre la narratrice et son père sont souvent empreints de solitude et de silence. Ses souvenirs de pêche, par exemple, sont assez représentatifs de leur relation, une relation qu’elle aurait désiré plus riche, plus apte à répondre à son besoin d’amour.
on lance nos lignes / ne pas s’entremêler / s’entraver / au fond / être pris l’un dans l’autre
et surtout / ne pas parler
je suis nette tu es flou / ensemble ou séparés / je ne te reconnaîtrai jamais / qui regardes-tu / où sommes-nous dans cette chambre noire / toi / l’air enragé / je m’y enracine / on se développe lentement je souffle / on sèche / tous les deux on sent mauvais
Lola et les filles à vendre de Marisol Drouin
Elles sont six : Rosie, Katherine, Isabelle, Sophie, D. et Lola. Leurs voix accompagnées par celles de Svetlana Alexievitch, Gabrielle Roy, Toni Morrison, Nelly Arcan, Simone Weil, Brit Marling, et des échos de plusieurs autres anonymes.
« La langue tranchée en amont », il leur faut reprendre et se répéter les discours des consœurs qui les ont précédées. Des mots qu’on ne leur a pas assez enseignés, qu’elles n’ont pas assez entendus ni fait entendre à d’autres.
Le livre de Marisol Drouin rend compte crument de cette quête, de ce désir de se libérer et d’écrire sans suivre les lignes, sans hésitation. Les narratrices qui s’y relaient inventent ainsi leur propre forme (entre les lettres, les poèmes et les genres de l’intime) pour dire, pour « nomme[r] les masques et les mensonges ».
Adressée à celles qui lisent et écrivent, la partie « Lettre à une jeune écrivaine » n’a pas manqué de m’interpeller.
aller au bout de l’écriture c’est aller là où tu pleures
La version féminine et provocatrice des Lettres à un jeune poète de Rilke est ici déconstruite en y mélangeant des scènes poético-pornographiques, où l’on rêve de femmes qui écrivent et jouissent toutes en même temps.
J’en retiens le cri du cœur qui nous enjoint de braver les difficultés, de s’échapper des « scripts » imposés afin d’écrire des œuvres effrontées, des œuvres qui nous « relient » les uns aux autres :
tellement j’aurais aimé ça / écrire autre chose / du texte fluide / comme quand on fait l’amour / avec quelqu’un d’il y a longtemps / tu sais ce que j’aime / je sais ce que tu aimes / un texte sans mots / si léger / je l’écris / je pleure / tu le lis / tu pleures / on aurait été comme ça / liés »
Une lecture, pas rien que pour les filles, qui provoque une remise en question importante sur la spécificité de l’écriture au féminin et des écritures qui luttent contre les clichés de genre.
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Bianca Côté, Le ciel est-il une bâche?, Écrits des Forges, 2020.
Louise Marois, D'une caresse patentée, Triptyque, 2020.
Marisol Drouin, Lola et les filles à vendre, La Peuplade, 2020.
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