Ce qu’on a dans le sang
« À chaque histoire, un film enfante un poème. Raconter l’horreur de se faire imposer des choses sales. Récits cinématographiques sur l’oubli, le viol et l’espace. Trouver un lien avec l’univers, l’informatique, les mathématiques, le cosmos, le sexe et la violence racontés par une fille qui se fait son propre cinéma. Ultime souffle de sororité. »
Dédiée aux femmes cinéastes, la suite « Celles de l’ombre » s’inspire des œuvres et des parcours de Virginie Despentes, Marguerite Duras, Agnès Varda, Sofia Coppola, Léa Pool et plusieurs autres.
Moi qui aime les projets alimentés par diverses disciplines artistiques pour réfléchir à leur croisement, j’ai été bien servie! Cinéma et poésie partagent ici leurs images et leurs langages.
La poétesse note ce qui dépasse du film, ce qui la touche. Elle refait son propre scénario à partir de cet héritage féministe. Récupère des atmosphères, des costumes et des éclairages de la fiction. Essaie d’y faire parler aussi ses sœurs, celles qui se cachent derrière la caméra, pour les ramener à l’avant-plan.
Par exemple, voici ce qu’elle écrit au sujet de Germaine Dulac, une réalisatrice française féministe, quasi oubliée après sa mort :
« cinéma d’infortune
en noir et blanc
sur pellicule
genre années 20
allure impressionniste
de l’avant-garde en retard
manœuvre burlesque
d’un suicide vivant
les femmes cinéastes meurent
avant qu’elles ne vivent »
J’ai trouvé cette partie très stimulante. Connaissant peu le travail des artistes citées, je me suis mis à lister toutes ces suggestions filmiques variées que j’ai très hâte de découvrir. La lectrice en moi s’est promis de céder bientôt la place à la spectatrice. L'autrice m'a donné l'envie d’en découvrir davantage sur les références évoquées et d’enrichir ma culture cinématographique.
J’ai aussi apprécié les deux autres parties de Pussy Ghost , « Éro-math » et « Cri de velours ». Elles sont plus personnelles, et plus aléatoires aussi : on y retrouve des réflexions sur le vide, l’espace, l’antimatière, la réalité, le désir, etc.
Après avoir rendu un certain type d’hommage aux femmes artistes, la narratrice montre toutefois la difficulté de créer, de prendre sa place, même après elles, en cherchant à « témoigner de l’enracinement du passé / sans vraiment le crisser aux poubelles ». Un projet intéressant qui revisite diverses trajectoires artistiques d’origines et d’époques différentes.
Paroles biologiques de Stéphane Despatie
La lecture de Paroles biologiques de Stéphane Despatie est comme une plongée dans le désordre d’une ville, mais aussi dans le chaos des liens du sang.
Des figures aux circuits incertains semblent s’y évanouir, descendre dans des caves, s’enfermer dans des églises. Le poète nous offre en gros plan des corps souffrants, épuisés par leurs dérives, les drogues et les brûlures.
Quels fantômes, quelles pathologies circulent encore dans nos veines? Quelles « paroles biologiques » continuent de nous obséder comme de « vieilles cicatrices indélébiles »?
La présence de dragons, d’héroïne et de tumeurs nous entraîne dans un univers sombre où l’on « terrass[e] ses démons à coup de tête » pour « les étendre sur le carrelage froid ».
À première vue, l’extérieur n’a en effet rien d’invitant. Il est plutôt un territoire ouvert à tous les dangers :
« il fait si noir que les médicaments éclairent
le chemin qui craint
autant que la porte de derrière entrouverte pour toiil n’y a pas si longtemps la peur était un jeu »
« tu dois courir jusqu’à voir une ballerine sur un rayon blanc
porter tes os et le grand orchestre jusqu’à la légèreté des notes »
« tremblant je plonge
les mains au corps de la forêt
empoigne le cœur
mes doigts forment une grotte une chapelle
entre l’index et le pouce une ouverture
y chuchoter n’importe quoi de doux
quelque chose que tu comprendras »
Je dois avouer que je me suis parfois sentie un peu perdue dans ce recueil. Plusieurs images et référents restent insaisissables. Les poèmes conservent beaucoup de leur mystère, à l’image de l’existence elle-même. Malgré cela, j’ai tout de même réussi à apprécier le flot dru et la charge émotionnelle de cette écriture qui n’a pas peur de tomber dans sa blessure.
Carol-Ann Belzil-Normand, Pussy Ghost, Écrits des Forges, 2021.
Stéphane Despatie, Paroles biologiques, Écrits des Forges, 2021.
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