Le grand tremblement
Petite, j’avais une admiration infinie pour Anne aux pignons verts. Mon héroïne favorite, à son arrivée à Avonlea, devait braver les sobriquets de ses camarades se moquant de ses cheveux roux et de ses taches de rousseur. Une enfant vive à l’imagination débordante qui devait s’adapter à son nouveau milieu. Bien sûr, nous nous retrouvons dans deux univers complètement différents, mais la jeune Caroline de Là où je me terre me la rappelle avec sa force de caractère et sa manière unique de voir le monde.
Le récit de Caroline Dawson nous ouvre les yeux sur les conditions et la situation des familles de réfugiés arrivés au Québec dans les années 80. C’est à l’âge de sept ans que ses parents lui annoncent qu’ils quitteront le Chili pour se réfugier au Canada, et qu’elle prend conscience de l’ampleur de ce « déracinement » qui la transformera :
« De mon passé enterré, je ne retiendrais presque rien : des particules de souvenirs embués, des histoires en ruine, des mémoires cendres. Il n’en est demeuré qu’une posture, un rapport au réel et un être-au-monde : embrasser l’existence, même si pour cela il fallait la transfigurer. Ma pulsion de mort est allée s’écraser au sol tandis que je devenais survie. »
En lisant les réflexions de la jeune immigrée croyant devoir « éteindre la petite Latina en [elle] » et s’effacer pour devenir une « Québécoise », je retrouve ces mêmes angoisses de l’enfance, à trop vouloir être le parfait petit modèle de ce que la société attend de nous. Comme si l’autrice s’adressait directement à la part de chacun d’entre nous qui se sent également toujours en décalage.
Je me suis plongée dans cette lecture captivante, généreuse en anecdotes, nous partageant les nombreux défis que peuvent représenter l’exil dans un nouveau pays et les découvertes culturelles qui y sont reliées. Les réflexions sur l’apprentissage de la langue, notamment, m’ont particulièrement marquée : la narratrice en parle d’une manière si personnelle, revisitant cette expérience curieuse d’avoir à décrire et interpréter la nouveauté en recourant à des termes et des sons inconnus.
Le langage « tanière » que Caroline invente avec son frère témoigne de leur isolement, face à la langue étrangère qui leur résiste dans un premier temps :
« Alessona est rapidement devenu un des mots de la langue que mon petit frère et moi avons imaginée. Alessona n’avait aucune signification, seulement une sonorité familière que nous pouvions répéter. La réalité nous échappait, nous reléguait au silence, à l’impossibilité de communiquer, et notre seule revanche était de faire semblant d’avoir une langue que personne à part nous ne comprenait. Plutôt que de l’investir, nous nous sommes écartés de l’univers qui nous refusait son accès. »
Pan con palta, Honeycomb et yogourt
Dans Là où je me terre, tout ce qui tourne autour de la bouffe m’a également beaucoup plu : les récompenses de l’enseignante sous forme de céréales à saveur de miel, le « vol » du yogourt dans le frigo, etc. Certains passages me nouaient même parfois le ventre. J’étais inquiète, à l’instar de la narratrice qui stresse de voir ce qu’elle va trouver dans sa boîte à lunch : un sandwich ordinaire ou un plat maison, comme le pan con palta, qui pourrait être la cible de moquerie de ses camarades? Le processus d’assimilation se poursuivait jusque dans l’assiette : « dis-moi ce que mange la petite Québécoise et je te dirai si tu en es. »
Malgré la misère, la dépossession de l’identité et la peur, le récit sait conserver une certaine légèreté en abordant ces thèmes : enchaînant les tranches de vie et les moments marquants en bouleversement, il possède tout le sel et le croquant des conversations animées, avec la fraicheur de la vision enfantine épousée pour rendre compte des événements.
J’en retiens la très grande force de la narratrice, sa soif et sa faim du monde malgré les injustices auxquelles elle fait face. Comme le rappelle Caroline, « la liberté n’est pas une marque de yogourt », et certains doivent travailler plus que d’autres pour en jouir ou en éprouver l’illusion. Mais être libre, c’est aussi pouvoir raconter sans les censurer ses expériences, avec ce qu'elles contiennent de rage et de lumière.
« Écrire comme une danse macabre ou un cri de révolte. Comme un souper échappé par terre par temps pauvre. Comme un cri primal devant une agression sexuelle. Comme la disparition d’un enfant après le coup d’État. Comme une décennie de dictature sur toute l’Amérique latine. Comme les larmes du silence durant les prières dans les sous-sols. Écrire mon histoire comme toutes ces femmes en moi à ressusciter. »
Et cette histoire fait en sorte que le regard de l’autre s’ouvre davantage pour accueillir les différences.
Une lecture sensible et touchante qui fait « travailler » notre empathie.
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Caroline Dawson, Là où je me terre, Les Éditions du remue-ménage, 2020.
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