Crier et se souvenir pour les autres
Dans Les entailles, Marie-Élaine Guay parle de liens fissurés, de cassures, de manque.
Entre un père Alzheimer et une mère avec laquelle les problèmes de communication se multiplient, la narratrice nous livre son histoire de famille, une famille frappée par « l’impossibilité d’un nous tissé serré ».
Elle la raconte sans mensonge, en décrivant « dans le plus grand détail les envies de mourir, de tuer, ou les deux à la fois. »
De la difficulté d’avaler la posologie de l’enfance scrap
Beaucoup de passages m’ont bouleversée dans ce récit de Marie-Élaine Guay.
Par exemple, lorsqu’elle parle de son propre parcours, de sa colère qui remonte de loin (« Je ne souhaitais que détruire, blesser, rejeter, peut-être même entailler ce qu’on nommait lumière, bonheur, légèreté. »), de son rapport problématique avec elle-même. « Cela fait très longtemps que je m’aime incorrectement », affirme-t-elle.
Entrecoupé par des extraits des archives du dossier psychiatrique de l’autrice, le texte n’est toutefois pas le lieu d’une psychanalyse, ou l’occasion de parler uniquement de soi et de ses blessures. L’autrice s’intéresse beaucoup plus à l’autre, aux relations qu’elle regrette de ne pas avoir davantage soignées, ou celles dont on elle veut se défaire du poids écrasant. Elle y traite également des maladies mentales et dégénératives, du manque de soutien et d’aide psychologique, des fins de vie malheureuses et des protocoles froids des centres hospitaliers de soins de longue durée.
De la fatalité de vieillir et de s’oublier
Tu seras cette agonie silencieuse à la merci d’un protocole, une peau parmi tant d’autres dans ce système de santé qui avale et recrache sans amour ses sujets. Le départ que tu méritais, nous n’avons pas pu te l’offrir. Tu es mort sous les néons d’une chambre dont les fenêtres ne s’ouvrent qu’au tiers.
J’aurais voulu t’entendre gémir, tu as le droit de grogner, de perforer, de gruger, de gratter au sang ce qui t’habite. Je t’aurais laissé t’effondrer dans mes bras, me frapper, me couper. J’aurais servi de porte à défoncer, de souffre-douleur, de mur, de forêt à laquelle mettre le feu, de tasse à lancer. Je t’aurais ouvert le corps de mes mains pour te sortir de toi-même et t’emmener ailleurs.
Crier à leur place
Malgré tout ce concentré de détresse au fil des pages, il y a aussi des passages de grande clarté et de luminosité, qui viennent contraster avec la froideur clinique du système que l’autrice critique :
T’accompagner dans ce souterrain intempestif qu’est l’Alzheimer m’a appris la douceur, le temps hors des chiffres et des mécanismes. J’aurai appris la patience et la fragilité des êtres qui peuplent la famille, j’aurai appris le père qui part pour mieux revenir, et pour repartir malgré lui, cette fois pour de bon.
Les entailles, c’est un cri de révolte pour ceux et celles qui ne peuvent plus crier. Crier contre « l’absence d’amour, l’absence de temps, l’absence de connexion, de communauté, de douceur, de présence sincère. »
Les entailles, c’est aussi un appel au respect, à la dignité, à l’empathie et à l’écoute pour faire advenir de nouvelles approches plus humaines de s’occuper des malades et des grands « oubliés » du système.
Il faudrait que mourir ne soit plus une angoisse que l’on vit au singulier, mais un possible ressenti en commun et au pluriel. Il faudrait que l’on ouvre de grandes maisons ou célébrer le décès, un endroit où pleurer et maudire ces mémoires qui rappellent rires et vacarmes.
Les entailles, c’est un livre qui gratte le « bobo » jusqu’au sang, qui rouvre les cicatrices afin de trouver une manière de les faire guérir ensemble.
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