La transformation des liquides et des sucres
Fanny Britt a un don incontesté pour nous révéler petit à petit le cœur de ses personnages, leurs conflits intérieurs et les facettes cachées de leur être.
Dans son dernier roman Faire les sucres, paru aux éditions Le Cheval d’août, l’autrice « entaille » avec douceur la psyché de ses protagonistes : Marion et Adam, un couple privilégié qui semble filer le parfait bonheur, et Celia, une jeune femme d’un milieu moins favorisé qui travaille d’arrache-pied pour assurer son avenir.
Chacun d’eux fera face différemment au drame qui s’apprête à les engloutir, parmi les effluves des coulées d’eau d’érable et des vagues d’eau salée qui déséquilibreront ces trois personnages.
Suivre la vague
« Il avait failli mourir et pourtant ça avait failli ne pas arriver, et chaque geste qu’il posait à présent, chaque démarrage de la voiture ou choix d’itinéraire dans la circulation entre Hudson et ADN, Hudson et les studios de télévision, Hudson ou la clinique de Marion, pendant ses repas avalés en vitesse ou en sortant de la douche d’un pas trop assuré, chaque avancée aléatoire dans l’existence portait maintenant pour lui le poids de la tragédie potentielle sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit sauf y penser, y penser sans relâche, y penser parce qu’il n’y avait pas pensé ce jour-là sur la plage, avant l’attaque de la mouette et le surf et la vague difficile à déjouer et le genou broyé de Celia Smith. »
« [U]ne partie de moi a l’impression que l’homme que j’aime depuis dix ans a cessé d’exister ce jour-là sur la plage Lucy Vincent à Martha’s Vineyard, que j’ai ramené au Québec une enveloppe vide, un ectoplasme d’Adam, et que le reste de lui, la matière de lui, s’est échoué sur le sable et a été emporté par la marée, et qu’il flotte aujourd’hui quelque part au large d’une île de l’Atlantique, Nantucket avec un peu de chance, le triangle des Bermudes plus probablement, et je me sens très seule […], seule et furieuse, depuis plus longtemps que je veux bien l’admettre. »
Le couple qui mordait dans la vie, qui profitait du confort de l’existence en suivant la vague sans trop se poser de questions devra se réinventer. Marion se découvrira de nouvelles passions pour le chant et un « appétit » sensuel. Elle qui vivait pour faire plaisir aux autres se permet soudain de penser à elle, sans jouer le rôle de la bonne fille. Adam, de son côté, pour calmer ses attaques de panique et ses troubles de sommeil, se plongera dans un retour à la terre en s’achetant une érablière sur un coup de tête. Un mouvement qui les éloignera l’un de l’autre.
« Les blessures cachées des érables »
Comment donner vie à des personnages qui peinent à dire le fond de leurs pensées, qui gardent longtemps le silence devant cette distance qui s’installe entre eux?
Selon moi, c’est ici que le talent de l’autrice est renversant de réalisme et de profondeur : dans sa transcription des courants de conscience. Elle parvient à rendre finement les moments de retenue des personnages, les conversations avortées qu’ils s’inventent intérieurement, mais ne peuvent communiquer aux autres, les secrets qu’ils apprennent à se cacher pour sauver les apparences.
Dans Faire les sucres, j’ai particulièrement aimé la façon dont Fanny Britt construit ses personnages, caractérisés par leurs réflexions et leurs émotions d’une grande densité, et la manière dont elle décrit les moments de leur vie où le vernis craque.
Pour Marion et Adam, impossible de retourner en arrière, mais il leur reste la possibilité de sortir la tête de l’eau pour ne pas se laisser totalement sombrer, malgré la douleur.
D’une certaine manière, ils devront apprendre « [d]es blessures cachées des érables » pour guérir :
« Une entaille, c’est une blessure. […] Tu y dois ça, à ton arbre, de le blesser correctement. […] T’as pas le choix de le blesser si tu veux faire les sucres. Si tu fais ça comme il faut, il va guérir tranquillement, pis toi tu vas choisir l’endroit le plus sécuritaire à la prochaine entaille, pour laisser l’ancienne guérir, tu comprends? C’est un cycle. […]
C’est nécessaire, mais c’est violent. […] Mais ton arbre, c’est tout ce qu’il te demande : que tu fasses attention, parce que tu sais que ça fait mal. »
Un roman magnifique qui montre que le secret du bonheur n’est pas une recette simple qu’on peut emprunter aux autres, mais qu’il faut y mettre du sien.
*
Fanny Britt, Faire les sucres, Cheval d’août, 2020.
Partager cet article