Un souper de famille au ballotage
À l’époque où la téléréalité naissait au Québec, et où des participants étaient scrutés comme des poissons dans leur bocal par le public, une famille s’apprête à entrer dans les faits divers.
Pour Delphine, Flavie et Bébé, c’est peut-être le dernier souper du dimanche qui les réunira avec leur mère, avant que les chicanes et les monologues de chacune soient remplacés par les bruits de fond de la télé. Un événement toujours chaotique qui ne reste supportable qu’en surface :
« La chicane de soupe avortée, on a balayé sous le tapis celle, plus profonde, de deux sœurs qui ne respectent pas la vie que l’autre choisit de mener. Nos réunions du dimanche restent fonctionnelles grâce à l’évitement, un héritage familial. »
« Lili google les origines du mot filibuster. Elle se demande combien de fois, dans une vie ordinaire, une femme se défend avec ses mots pour retarder l’inévitable. Peut-être une centaine. Peut-être plus. Quand elle est sur le point de perdre son emploi, quand on veut la quitter, quand elle cherche à s’éviter une contravention, quand elle doit affronter les surveillantes de son école qui inspectent la longueur de sa jupe, quand les employés de nuit du McDonald’s l’expulsent parce qu’elle parle trop fort, quand son père laisse sa mère, ou quand elle ne fait pas le poids face à un homme. Toutes les fois où son monde est au bord d’imploser et qu’elle n’a plus d’autres armes à sa disposition. »
Chialage et « filibuster »
Dans cette famille, le droit de parole est à qui parlera ou criera le plus fort.
Il y a d’abord l’aînée, Delphine, avec son fort caractère. La douce et tranquille Flavie, l’enfant du milieu, un peu effacée parmi les autres. Et la petite dernière, Bébé, Lili de son vrai nom, l’artiste de la famille.
Même si elles essaient d’avoir une conversation entre adultes, les sœurs et la mère donnent l’impression de parler les unes par-dessus les autres, sans véritables échanges significatifs possibles. Elles s’accrochent à la parole pour meubler les malaises, peut-être aussi pour masquer le silence du père trônant au bout de la table. Ce dernier n’interviendra jamais : « On racontera son histoire, mais lui ne parlera pas. »
Ce que j’ai trouvé ingénieux dans ce roman, c’est justement l’arrangement des voix féminines, qui s’entrecoupent et se relancent sans arrêt, jusqu’à couvrir l’accident qui est sur le point de faire basculer leur quotidien.
À l’instar de la technique oratoire de l’obstruction parlementaire, les sœurs semblent s’animer à la table en discutant de télé-réalité, de chums et de jobs, pour enterrer certaines traces des blessures du passé et celles à venir.
4 variantes de sandwichs aux œufs et un « smoothie de vagin »
Ce court roman d’une centaine de pages arrive ainsi à dire la complexité de cette famille dysfonctionnelle, autant par ses éclats que par ses silences.
Le père y joue un rôle muet, passif, voir désintéressé. À l’opposé, la figure maternelle brille par sa trop grande présence et ses discours interminables.
« Elle nous aime, nous blesse et nous rassemble, et c’est aussi elle qui nous consolera et nous comprendra. Oui ma mère gâche tout, elle s’implique. »
Pilier centrale de la famille, la mère est un personnage à plusieurs visages, un peu comme les concurrents de télé-réalité qu’elle aime tant. Comme chaque fille a sa recette préférée de sandwich aux œufs, chacune d’elles a aussi sa propre perception de celle qui les a élevées : Delphine a connu une marâtre toujours sur son dos et verbalement abusive, Flavie semble avoir été épargnée par cette violence et pose un regard plus neutre sur la figure maternelle, alors que Bébé a pu profiter d’une version plus patiente de sa mère.
Mais au fond, il s’agit d’une seule femme, une femme complexe au ton parfois cassant, qui n’a pas toujours su faire les bons choix ni bien gérer ses émotions.
« Je parle pour repousser le moment de remplir les promesses que je me fais sans cesse, pour pas reprendre le rôle de la méchante, de l’hystérique, de la mère qui y arrive pas. La mère qui donne à ses enfants tout ce qu’elle a, mais qui serait aussi démunie que celle qui les tue. […] La mère qui aime ses enfants, mais qui arrive pas à les garder intacts. »
Le pouvoir de changer de poste
J’ai toujours un coup de cœur pour les livres publiés chez Le Cheval d’août. Celui-ci-ne fait pas exception.
Filibuste nous permet d’observer ce que ces femmes font « avec leur douleur ».
Delphine, Flavie, Bébé et leur mère peuvent continuer à parler pour parler sans aller au cœur des choses et éviter le drame. Mais elles peuvent aussi se décider à « changer de poste » pour avancer.
Frédérique Côté réussit à créer des scènes savoureuses et très chargées grâce à des dialogues crus et épicés.
Une autrice à suivre!
Frédérique Côté, Filibuste, Le Cheval d’août, 2021.
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