Les femmes du cuirassé
Dans le troisième roman de Jean-Michel Fortier, vous êtes invité à la pension de Madame Sergerie, une logeuse soixantenaire de Percé qui dissimule plusieurs secrets de son passé. Vous êtes en fort bonne, mais un peu étrange, compagnie : il y a Harold, l’artiste déchu, Agnès, la jeune shampouineuse « déterminée à ne pas devenir l’otage de l’électroménager », Guimond, l’ancien enquêteur de police, ainsi que le mystérieux Steven Norton.
Tout au long au long de votre lecture, vous vous trouverez malgré vous piégé comme un personnage de roman, alors que l’ombre d’un navire de guerre changera pour de bon votre existence.
« Vous vous rapprochez des portes-fenêtres. […] Tous examinent la même chose : entre le rocher et l’île Bonaventure, à l’endroit où d’ordinaire s’ouvre le passage de la mer, la lune découpe la silhouette d’un bateau gigantesque aux allures de cuirassé. »
D’abord immobile, le bateau arrêté près du Rocher Percé devient la cible de mille rumeurs et l’objet de nombreux questionnements : d’où vient-il? Que fait-il là? Les reporters du téléjournal et plusieurs curieux finissent par se pointer pour observer le spectacle de ce cuirassé qui inspire à tous – mais surtout à toutes – des idées de renouveau.
« Elles sont montées en Gaspésie par groupes de deux, trois ou quatre, remplissant leurs autos ou celles de leurs maris – certaines ont même emprunté un véhicule pour faire le voyage. Elles sont curieuses, ces femmes d’un peu partout dans la province à qui la télévision a montré les silhouettes orange sur le pont du cuirassé, et qui ont voulu passer dans l’image. Comme devant une peinture de musée, elles savent que le sens n’a pas encore jailli du tableau, néanmoins elles accourent pour le scruter. Le sens viendra. Ce qui se manifeste tout de suite est primordial et ne peut attendre. »
La trame de La révolution d’Agnès rassemble en fait une série de transformations, de mouvements et de luttes historiques : la révolution russe de 1917 croise les revendications des femmes des années 60, sans oublier l’avènement des médias – et de la consommation – de masse.
L’Histoire est ici un cuirassé qui charge contre les monuments désuets et où s’embarquent celles qui ont soif de changement.
Mais la croisière s’amuse également dans ce roman. On y sent un léger vent de folie et l’auteur fait même quelques allusions à ses autres œuvres, entremêlant tous les mystères de ces petits villages, pour votre plus grand plaisir.
Vous aurez aussi l’occasion d’emprunter diverses perspectives et de découvrir l’intrigue sous divers angles. Vous aurez même l’impression de lire plusieurs romans en un seul : avec un début digne d’un suspense policier, des passages qui rappellent le genre du triller psychologique, des chapitres à saveur de roman historique côtoyant les décors d’une dystopie surréaliste. Et que dire de la finale!
Ce sont tous ces croisements qui font le charme de cette œuvre, où « le pouvoir de l’imagination » se fait la plus belle arme de libération.
« Il faut les voir entassées dans cette pièce, des perspectives neuves en tête, soudain ouvertes à tous les vents, brillantes comme des maisons en feu. Dans l’objectif du télescope leur sont apparues des femmes secrètes, des femmes nautiques, des femmes à balai, des femmes voyageuses, peut-être des femmes russes ou gaspésiennes – gaspésiennes et russes à la fois. Des femmes qui s’appartiennent, chacune à elle-même mais ensemble dans ce grand pan de tissu voyant. […] Des femmes comme des tremblements de terre. »
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