La discipline alimentaire des fantômes
Toujours plus.
Toujours plus de temps d’écran.
Toujours plus de followers.
Toujours plus de nourriture.
C’est le mot d’ordre du plus récent roman de Fanie Demeule, Mukbang, paru chez Tête première, dans la collection « Tête dure ».
On y suit d’abord le parcours de Kim Delorme, une jeune youtubeuse québécoise qui retrace sa première grande histoire d’amour… avec l’écran de son Mac. Pour combler ses manques, son ennui et sa solitude d’enfant unique, elle commence tôt à « troquer la médiocrité du monde physique pour l’effervescence du virtuel ». Lorsqu’elle découvre, avec sa cousine Jen, le réservoir de contenus sans fin qu’est YouTube, son quotidien devient plus pixellisé que jamais : avec des vies et des amis à l’infini! C’est un véritable puits, un sac sans fond comme celui de Mary Poppins!

S’emplir en ligne
« Des filles me montrent comment gagner ma vie en faisant des vidéos. Elles sont la preuve vivante qu’on peut faire carrière en ligne, qu’on n’a besoin de personne pour réussir – seulement des gens qui nous regardent, qui nous suivent. Beaucoup de followers.
Ces filles ont des millions d’abonnés avec qui communier quotidiennement. Elles font sans cesse des voyages autour du monde, boivent des cafés spéciaux, mangent dans les plus grands restaurants, dorment dans les meilleurs hôtels. Elles ont le beurre et l’argent du beurre. They have their cake and eat it too. »
« J’ouvre une page web comme d’autres ouvrent un sac de chips. La lumière de l’écran caresse mon visage plus doucement que l’ampoule du frigo. Je mets mes écouteurs. Tout est dans le son ; le grincement des ustensiles, le frottement des contenants en styromousse, la mastication, les succions lentes, les voluptueuses déglutitions. L’orgie commence. Le gras peut enduire les lèvres, les doigts, les leurs, les miens par procuration. »
Pour ma part, je ne connaissais rien du phénomène du mukbang. Il s’agit d’une pratique provenant de la Corée du Sud « qui consiste à avaler des quantités phénoménales de nourriture devant la caméra. » Certains aiment regarder ces vidéos qui leur donnent l’impression de manger par procuration sans prendre aucune calorie, d’autres les écoutent pour avoir de la compagnie pendant qu’ils mangent seuls. Dans les deux cas, l’internaute essaie de combler un vide, tout comme Kim, qui finira par se rendre compte du revers de la médaille de sa popularité en ligne :
« Je ne sais pas de quel côté de la caméra je me trouve. Qui je regarde dans le miroir noir de la lentille. […] Derrière mes yeux, le vide est en train de se creuser. »
Codes QR et applications paranormales
Ce livre m’a surprise agréablement plus d’une fois et ne m’a pas laissée sur ma faim.
Mukbang nous fait participer et goûter à l’obsession de ses personnages, en nous entraînant en ligne grâce à un système de codes QR. Notre parcours de lecture se dédouble sur le Web, où l’on circule de site en site en recourant à une vaste panoplie de médias : vidéos, photos, clips, GIF, articles Wikipédia, tableau Pinterest, compte Instagram, hashtags populaires, etc. Mukbang, c’est comme un roman avec des Easter eggs. Pour ceux qui ont peur de faire une indigestion d’hyperliens et qui préfèrent se concentrer uniquement sur le texte papier, pas de problème : les codes ne sont pas nécessaires à la compréhension de l’œuvre. C’est seulement un petit plus qui nous permet de nous immerger davantage dans l’univers des personnages. Ces derniers vivant avec les répercussions de l’omniprésence des médias sociaux, ils expérimentent différentes formes de dépendances comme le syndrome FOMO (Fear of missing out), cette anxiété d’être hors connexion et de ne plus pouvoir interagir avec les utilisateurs et les abonnés.
J’ai beaucoup aimé que l’autrice se permettre d’aborder ce phénomène social bien réel en y ajoutant quelques éléments fantastiques, comme le « gwisin », fantôme coréen qui continue ici de hanter les lieux de son dernier repas, et une application de capteur de rêves nouveau genre à la Black Mirror.
Existe-t-on sans followers?
« Les progrès de la technologie au cours des dernières décennies ne sont-ils pas également responsables de la création d’une épidémie de solitude qui se traduit, entre autres, par un besoin accru d’ASMR? Et si l’ASMR remédie à la solitude, puisqu’il se consomme en solitaire, ne vient-il pas également la creuser, créant une spirale sans fin? »
Notre besoin de « connecter » est criant. Mais connecter avec qui? Avec quoi? S’éloigne-t-on plus que l’on se rapproche, chez soi derrière l’écran? Ou est-ce un moyen de se brancher sur le monde entier?
Peut-on être véritablement authentique en ligne et créer des relations riches et significatives ?
Mukbang nous montre à la fois le beau côté des interactions sociales virtuelles, qui peuvent être pour certains d’un grand réconfort, mais en dévoilant les pièges à éviter (catfishing, faux comptes, etc.) si on ne veut pas que la Toile nous dévore.
À lire sans modération!
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